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Apartheid sanitaire - Rencontre avec Zackie Achmat

Vacarme, avril 2002

lundi 1er avril 2002, par Philippe Rivière

Zackie Achmat est sud-africain. Il préside la Treatment Action Campaign. La naissance de TAC, en 1998, a complètement changé la donne de la lutte contre le sida en Afrique. Pour la première fois, une association de malades s’affrontait directement aux laboratoires... mais aussi au gouvernement issu de l’ANC, où les membres de TAC ont milité.

Zackie Achmat, le 14 décembre 2001, est devenu un héros : son organisation Treatment Action Campaign (TAC) a remporté le procès intenté au gouvernement sud-africain - la Cour suprême de Pretoria contraignant l’administration à fournir à toutes les femmes enceintes et séropositives d’Afrique du Sud un traitement à la Névirapine afin de limiter la contamination des nouveau-nés.

Deux jours avant l’ouverture de ce procès, Zackie avait fait un rapide aller-retour à Paris pour présenter le film qui retrace son combat sous la forme d’un portrait vivant et très personnel intitulé Ma Vie en plus (réal. Brian Tiley, 2001). Nous l’avons rencontré juste avant la projection.

Sur les 40 millions de personnes dans le monde infectées par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), 28,1 millions, on le sait, se trouvent sur le continent noir. Les médicaments, eux, n’y sont toujours pas distribués. L’Afrique subsaharienne compte 3,4 millions de nouveaux cas chaque année. Sans médicaments, pas de perspectives. Sans perspectives, les « morts vi-vants » - selon l’expression de Didier Lestrade - préfèrent se cacher ; rares sont ceux qui voient l’intérêt de se faire dépister. Et l’épidémie galope... L’absence de traitements, considère Zackie Achmat, relève d’un « génocide contre les Noirs et les pauvres ».

Paradoxe tragique, après l’humiliation des laboratoires pharmaceutiques lors du procès de Pretoria, le 19 avril 2001 (la TAC avait contribué à faire basculer cet affrontement en proposant son expertise en tant qu’« amie de la Cour », aux côtés du gouvernement), c’est alors le gouvernement sud-africain qui interdit à sa population (30 % de séropositifs parmi les adultes) de se soigner. Arrivé au pouvoir après des années de lutte contre le régime raciste de l’apartheid, successeur de Nelson Mandela, Thabo Mbeki préside aujourd’hui aux destinées d’un pays qui connaît la plus grande catastrophe sanitaire de tous les temps.

Même fatigué, Zackie sourit doucement derrière ses petites lunettes ovales. À 38 ans, en sida déclaré et régulièrement aux prises avec des maladies opportunistes, il refuse de se procurer à l’étranger les traitements antirétroviraux qui le soulageraient et lui permettraient de survivre plusieurs années, tant que les hôpitaux publics de son pays n’en disposent pas. Car « trop de leaders des mouvements de malades ont ainsi été « récupérés » : on achetait leur silence contre des traitements. Si j’obtiens des médicaments, alors que le peuple en est toujours privé, je ne pourrai plus être le moteur » de ce mouvement.

« Je me définirais d’abord, commence Zackie, comme un socialiste. Un « socialiste du sida », précisément. Ma propre démarche, ma compréhension des choses viennent à l’origine du politique : en 1976, j’ai 14 ans, et ce sont les grands soulèvements étudiants contre l’apartheid. » Avec deux de ses copains, horrifiés d’avoir vu l’armée tirer sur des gamins lors des émeutes de Soweto contre l’apartheid scolaire, il met le feu à son école. Interpelé et passé à tabac par la police, il connaîtra la prison à cinq reprises avant l’âge de 18 ans.

« Si je n’étais pas séropositif, je ne serais pas en train de mener une autre lutte. L’accès aux traitements, bien sûr, n’est qu’une facette des combats liés au sida. Il y a aussi les questions des droits des homosexuels, du statut des migrants, etc. Autant de confrontations où se révèlent les structures de pouvoir. » Zackie pense avoir été infecté dans les années 1980, et découvre son statut sérologique en 1990. « Comme Thabo Mbeki, j’ai longtemps cru que le sida, qui s’en prend aux Noirs, aux gays, aux travailleuses du sexe et aux migrants, était un simple rêve d’extrême-droite... Et c’est probablement pour cela que j’ai été infecté. Mais j’ai appris que c’est une réalité. Et j’ai compris que non seulement l’infection est causée et encouragée par les inégalités, mais qu’en plus elle est un facteur d’accroissement des discriminations. »

Dans les années 1980, Zackie continue à militer. Il fonde une branche jeunesse de l’African National Congress (ANC), part à Londres, devient cinéaste.

« Puis, en 1997, sont arrivées les lois sur les migrants. Des lois extrêmement répressives. J’ai compris alors que toute la richesse de l’Afrique du Sud était construite à partir du sang et de la sueur des travailleurs venus de Namibie, du Botswana, du Zimbabwe, du Mozambique, etc. Les endroits où l’on trouvait les taux les plus élevés de prévalence du VIH étaient les villes minières. Le sida était donc aussi une « maladie du travail ». » Dès lors, le combat pour les droits humains et la lutte contre le sida deviennent indissociables.

Dans les années 1990, après la fin du régime de l’apartheid, « un espace légal s’était ouvert pour travailler sur les droits humains. La Constitution sud-africaine est la plus avancée au monde. Elle interdit, par exemple, toute discrimination basée sur l’orientation sexuelle. Contre le sida, nous travaillions alors sur ce qui était alors notre « meilleur pari », la prévention. Vers 1994, cet espace a commencé à se réduire. À partir de 1995, nos concitoyens ont commencé à mourir en grand nombre. En 1998, l’un des activistes avec qui je travaillais est décédé. Un journaliste américain m’envoya alors ce courrier électronique, très direct : « Je croyais qu’on ne mourait plus du sida ! » Au même moment notre gouvernement, qui avait commencé à procurer des antirétroviraux aux malades, fit marche arrière. Les prix sont trop élevés, argumentait-il. »

Rapidement, en explorant la question du prix des traitements, Zackie Achmat et ses amis se rendent compte qu’il ne s’agit pas exclusivement d’une question de politique économique locale, mais qu’au plan global les TRIPS - les accords sur la propriété industrielle - font la loi.

« En décembre 1998, dix d’entre nous ont fondé la TAC. » En à peine trois ans, cette organisation est devenue le plus important des mouvements populaires d’Afrique du Sud. L’urgence de la catastrophe n’explique pas tout : « D’une manière très consciente, nous avons pris modèle sur le mouvement anti-apartheid pour nous organiser. Nous sommes allés chercher des soutiens aussi bien chez les pêcheurs de la côte que parmi les scientifiques. Notre message était simple, et ramenait exactement au sentiment d’injustice lié à l’apartheid : 1) les gens meurent ; 2) les médicaments existent ; 3) l’État n’a pas d’argent pour en acheter car, d’une part, il doit rembourser la dette héritée du régime d’apartheid et, d’autre part, il consacre le reste de l’argent à des dépenses d’armement. »

Face à ce nouvel apartheid, sanitaire, le mouvement anti-apartheid aurait dû se réinventer. Pourtant, l’ANC s’est mise en faillite sur la question du sida. « L’histoire de la TAC est courte. Mais tous ses membres ont une longue histoire au sein de l’ANC. C’est parce que l’ANC, une fois au pouvoir, a failli sur le terrain du sida que nous avons dû lancer la TAC. »

Avant d’engager un bras de fer contre l’industrie pharmaceutique - un des pouvoirs les plus puissants du monde -, puis contre son propre gouvernement, la TAC a dû mener plusieurs batailles :

« La première a été celle de la connaissance médicale (scientific literacy) : en décembre 1998, pas un seul journaliste d’Afrique du Sud ne savait épeler A-Z-T - ils nous demandaient même parfois s’il s’agissait du sigle d’un nouveau parti politique !

 » Ensuite, il a fallu comprendre l’économie politique de la santé en Afrique du Sud. Le pays reste divisé racialement, les inégalités sociales reproduisant fidèlement les anciennes inégalités raciales. En matière de santé, le secteur public accueille 84 % des malades, et le secteur privé 16 % ; les dépenses, elles, sont dans un ratio strictement inverse. Les compagnies pharmaceutiques jouent un rôle important dans notre pays : l’Afrique du Sud abrite des fabricants de génériques, mais aussi des filiales des multinationales. L’intérêt de ces dernières est de s’assurer que les prix locaux des médicaments restent au niveau du prix mondial. Elles trouvent ici un secteur très profitable : notre pays, qui correspond à 1 % de leur marché mondial, procure 2 % de leurs bénéfices ! Le nouveau gouvernement souhaitait rééquilibrer ce chiffre. Ces firmes ont utilisé tous les moyens pour y faire obstacle. »

Si la déroute en rase campagne des multinationales pharmaceutiques, à Pretoria, n’a pas débouché sur un plan gouvernemental d’urgence sur le sida, c’est parce que celui-ci impliquait trois parties : « Big Pharma », venue défendre ses brevets contre toute loi permettant au gouvernement sud-africain de recourir à des génériques pour faire baisser les prix ; le gouvernement, dont le but est de faire réduire ses dépenses de santé en pesant sur les prix des médicaments déjà présents dans le système public de santé ; et les malades du sida, qui demandent que les antirétroviraux intègrent ce système public. Le premier obstacle levé, ces derniers se retrouvèrent face à face avec le Président Thabo Mbeki, et sa ministre de la Santé, Mme Manto Tshabalala-Msimang, qui tous deux refusent d’entendre parler de médicaments antisida.

« Il faut comprendre que ce gouvernement est arrivé au pouvoir après des dizaines d’années de lutte pour la dignité et le droit à la vie du peuple. 70 millions de personnes sont passées dans les geôles de l’apartheid à cause des pass laws... L’ANC ne pouvait donc pas « se tromper ». À peine installé, il a décidé de donner des gages de responsabilité à l’étranger en adoptant, sans y avoir été contraint par la situation financière du pays, les politiques prônées par le Fonds monétaire international (FMI). Cela a conduit le pays à une vague de violences inouïes. Une dévaluation complète de la valeur de la vie des gens. L’ANC, qui avait toujours été « du bon côté », se retrouvait dans une posture objectivement génocidaire : un Holocauste contre les Noirs et les pauvres. Comment devions-nous affronter un parti auquel nous appartenions, au sein duquel nous avions été formés ? »

Comment s’explique-t-il que le Président sud-africain persiste à refuser les traitements anti-sida pour son peuple ? « Mbeki est sujet à l’insomnie, et il surfe sur Internet. Une nuit il est tombé sur un des sites des « dissidents » qui affirment que l’AZT est un poison dont les effets sont pires que ceux du sida. Depuis, il est en proie à cette interrogation, comme on peut le voir dans son récent discours à l’université de Fort Hare : le sida est-il une invention raciste ? » (cf. p.27).

« Bien entendu, souligne Zackie, Thabo Mbeki n’a jamais produit un argument solide en faveur de sa position. Aucune logique, aucune explication sensée ne peut être donnée. »

La Constitution sud-africaine garantit aussi un droit aux soins de santé. C’est en s’appuyant sur elle que la TAC a mené son procès contre le gouvernement au sujet de la prévention, via la Névirapine, de la transmission mère-enfant. Zackie Achmat ne cache pas sa fierté : « Nous avons utilisé ces possibilités (juridiques), nous avons créé un mouvement et lui avons fourni, étape par étape, des objectifs. »

Un de ses meilleurs souvenirs reste l’action menée contre le gouvernement qui interdisait l’importation de médicaments antiviraux génériques. Le Fluconazole (sous brevet de Pfizer) permet de combattre le muguet, cette maladie opportuniste au doux nom, mais dévastatrice (la bouche, la langue et tout le système digestif, jusqu’à l’estomac, se couvrent de boutons irritants). En Thaïlande, une copie générique se vend 1.78 rand, contre 150 rands (13,30€) ! « Puisque j’étais devenu une personnalité publique, je suis allé acheter ce générique en Thaïlande : ils n’allaient pas me mettre en prison ! »

Avec cette campagne « de défi » (defiance campaign - la marque de la lutte anti-apartheid), « tout a changé : 700 personnes ont pu, immédiatement, bénéficier du Fluconazole générique. Au fond, puisque le secteur public est entravé par le pouvoir, nous sommes en train de mettre en place un système alternatif de distribution de médicaments. Qui s’avère très efficace ! »

Le combat engagé contre la politique « négationniste » du Président Thabo Mbeki vient de monter d’un cran. « Dès janvier 2002, annoncait Zackie fin novembre, nous comptons, avec Médecins sans frontières, lancer un grand programme d’importation de génériques depuis le Brésil »... Le 29 janvier, en effet, on apprenait que la TAC, MSF et l’association Oxfam s’étaient rendus au Brésil, pays modèle de la lutte contre le sida. Zackie Achmat était du voyage. Au retour, les militants avaient dans leurs valises de quoi soigner 50 personnes. Bien peu en vérité, mais assez pour conforter les médecins qui malgré l’interdiction fournissent des médicaments à leurs patients. Assez pour motiver les provinces qui, comme le Kwazulu-Natal, s’opposent aux directives du pouvoir central. Assez pour faire grossir la vague de « mutinerie » qui, selon le mot de la ministre de la Santé Manto Tshabalala-Msimang, ébranle le pays.

Voir en ligne : http://www.vacarme.eu.org/article26...

Notes

Le site de TAC : www.tac.org.za