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Du logiciel au médicament, le besoin de biens publics

Hémisphères, journal de débats sur le développement (Bruxelles) – n° 25, juin-août 2004

mardi 1er juin 2004, par Philippe Rivière

Discussions sur le régime international des brevets ou du copyright, [...] négociations commerciales bilatérales et multilatérales : il existe, depuis les années 1980, un grand mouvement d’accentuation de la mondialisation de la propriété intellectuelle, au bénéfice quasi exclusif des firmes multinationales les mieux implantées dans ce système. [...]

Les militants d’une politique de santé publique à l’échelle mondiale (2) ne peuvent que s’intéresser à ce qui, dans le domaine informatique, indique qu’une autre approche de l’innovation est possible. Le grand succès des logiciels libres, symbolisés par le système d’exploitation GNU/Linux, découle en effet d’une organisation très particulière de la coopération de tous les acteurs : concepteurs de programmes, utilisateurs, bailleurs de fonds, clients, etc. Classiquement, la clé de voûte de l’économie des logiciels “propriétaires” est l’identification des “ayants droit” (les “concepteurs”, ou - plus probablement - la firme détentrice des droits de propriété) et l’application de ces droits. Les utilisateurs sont ici exclusivement perçus comme des consommateurs passifs, qui doivent choisir le produit correspondant le mieux à leurs besoins. [...]

Aux antipodes de cette conception marchande et policière, l’économie du savoir dont procèdent les logiciels libres ne repose pas sur la “ propriété ” des producteurs, mais sur les droits et les libertés accordés aux utilisateurs. Pour Richard Stallman, l’informaticien qui a conçu la licence publique générale (GPL), ces droits se ramènent à la devise “Liberté Égalité Fraternité”. Liberté... “de donner des copies [des programmes] aux copains (et aux autres), de changer le logiciel pour l’adapter à ses besoins et de publier des versions améliorées”. Fraternité, car “nous encourageons à coopérer”. Égalité, car “chacun possède les mêmes libertés, il n’y a pas de patron tout-puissant”. [...] Cette affirmation éthique a donné vie à une activité intellectuelle et économique bien réelle, difficile à quantifier car l’échange y est souvent gratuit, mais atteignant des “ parts de marché ” comparables à celles des produits-phares des plus gros éditeurs privés. Ainsi, d’après les analyses de Netcraft, le logiciel libre Apache peut revendiquer, depuis mars 1996, la première place en matière de serveurs Web (67 % en mars 2004), une place qu’il consolide chaque année. Le numéro 2, Microsoft, équipe trois fois moins de ces serveurs (21 %).

C’est une des leçons du logiciel libre : les utilisateurs n’y viennent pas parce que c’est plus juste, mais surtout parce qu’il répond mieux à leurs attentes et à leurs besoins. Pour un programmeur, développer du “ libre ”, c’est obtenir le droit de manipuler des programmes existants pour les améliorer à sa guise, d’assembler des morceaux de programmes existants pour en faire un troisième, etc. [...]

Le “paradigme” de l’open source ressort moins d’une idéologie (même si certains parlent de “communisme”, tandis que d’autres y voient le “vrai libéralisme”…) que d’une utopie en marche. Utopie proche des valeurs traditionnelles de la recherche scientifique : la publication des résultats et des sources y est permanente, la discussion ouverte et débarrassée de contraintes de secret, la reconnaissance par les pairs se fait sur la base du mérite et de la compétence, au sein d’une “communauté” mondiale d’individus coopérant librement en fonction de leurs affinités. [...]

L’épisode du Sras est venu confirmer la force de la résolution ouverte des problèmes de santé publique : la découverte et l’analyse des propriétés du coronavirus responsable de cette brusque épidémie respiratoire n’ont nécessité qu’un mois de mobilisation des scientifiques du monde entier, pendant que les industriels regardaient faire, les bras croisés. [...]

Lorsque l’on parle d’ADN ou du fonctionnement cellulaire, le simple fait d’octroyer des droits de “propriété” sur une partie (un gène ou une protéine) risque bien de bloquer l’ensemble de la recherche, comme l’ont appris à leurs dépens les cancérologues qui ont mis en évidence le rôle, dans un certain type de cancer du sein, d’une anomalie sur le gène BRCA1. Mais ils s’aperçurent alors que le gène était “breveté” par la firme Myriad Genetics, qui l’avait séquencé sans en connaître la fonction, et réclamait des royalties sur les kits de détection de cette anomalie ! Les protestations publiques ont conduit l’Office européen des brevets à révoquer, le 18 mai 2004, le brevet européen de Myriad sur ce gène. Mais, pour un gène sauvé par une mobilisation d’instituts de recherche, d’associations de malades, etc., combien de technologies vitales sont-elles ainsi accaparées, contre le bien public, par des “détenteurs de propriété intellectuelle” ? [...]

Comment encourager la production de biens publics pharmaceutiques à l’échelle mondiale ? Deux personnalités - le biologiste anglais Tim Hubbard et l’économiste américain James Love - viennent de lancer l’idée d’un traité international, dont l’objectif serait de donner des chances égales aux deux modes de financement de l’innovation pharmaceutique : la protection par brevet des recherches privées, d’une part, et la constitution de biens publics mondiaux, d’autre part.

Pour cela, les deux auteurs proposent (3) de prendre au sérieux l’argument […] qui veut que, sans la force d’un traité international, les pays ne sont pas incités à participer à la recherche, étant donné qu’il est moins cher d’attendre que les autres pays aient fait ces investissements […]. Or, remarquent-ils, dans tous les pays, les achats de médicaments représentent environ 1 % du produit intérieur brut (PIB), dont un dixième est affecté aux coûts de licence. […] En contraignant chaque pays à affecter cette somme à la recherche, mais selon des priorités et des modalités décidées localement, on maintiendrait un niveau d’investissement équivalent à l’actuel, voire supérieur, tout en redonnant ses lettres de noblesses à un secteur industriel censé œuvrer pour la santé de tous.

Philippe Rivière

(1) Extraits du livre collectif sur La santé, bien public à l’échelle mondiale, coordonné par l’association BPEM, à paraître en automne 2004 aux éditions Charles-Léopold Mayer.

(2) Lire « La santé pour tous, ou pour personne... », Hémisphères, n° 22.

(3) Tim Hubbard, James Love, “ A New Trade Framework for Global Healthcare R&D ”, PLoS-Biology, vol.2, n° 2, février 2004.

Voir en ligne : http://www.colophon.be/pages/hemisp...